[Démocratie] Le cordon élastique



Quand il fut élaboré à la fin des années 1980 par des progressistes flamands, le cordon sanitaire avait un sens précis : un engagement à ne jamais passer d’alliance politique, nulle part, avec l’extrême droite. Pas plus, pas moins. Tous les partis flamands de l’époque l’avaient signé. Et, pendant plus de trente ans, le cordon a tenu. Aujourd’hui, techniquement, il tient toujours. Mais politiquement, il est mort. En menant pendant deux mois des pourparlers avec le Vlaams Belang en vue de constituer le gouvernement flamand, Bart De Wever montrait à sa manière qu’il “avait entendu le signal de l’électeur” venant de faire du VB le deuxième parti de Flandre. Il n’y a renoncé que faute d’un troisième partenaire numériquement indispensable.

Mais qui s’en étonne ? La “dédiabolisation” de l’extrême droite bat son plein en Europe depuis des années. Et ça donne des résultats. Pour ne prendre que les plus récents : en Autriche, en Andalousie et même en Hongrie où le parti Jobbik participe à la large coalition, dirigée par un écologiste, qui vient d’arracher la municipalité de Budapest au parti de Viktor Orban. 


En Flandre, est-ce toujours la même extrême droite que lors du Zwarte Zondag de 1991 ? À l’époque, le Vlaams Blok était encore dominé par les héritiers du vieux courant nationaliste qui s’était compromis avec l’occupant nazi et pour lequel il réclamait l’amnistie. Ses références historiques et théoriques ne laissaient planer aucun doute : il y avait bien une différence de nature entre ce parti et ceux de la droite démocratique. 







Les choses commencèrent à changer à partir de 2004, lors de la transformation du Blok en Belang. Petit à petit, le “canal historique” incarné par Filip Dewinter
 finit par céder devant le nouveau style proposé par Tom Van Grieken, devenu président en 2014 à l’âge de 28 ans. Sous son impulsion, le Vlaams Belang réussit à se donner un visage plus social et à euphémiser son racisme. Et enfin ça marche. En 2019, le VB retrouve son meilleur score et le cordon sanitaire est brisé.


Du côté de la N-VA, si De Wever joue encore les équilibristes, des personnalités comme Jambon et Francken distillent très régulièrement le poison de la xénophobie à travers des déclarations suffisamment explicites, mais juridiquement inattaquables. Résultat : selon un test électoral de 2019 classant les partis politiques belges en fonction de leur positionnement socio-économique et socioculturel, la N-VA se retrouve sensiblement plus à droite que le Vlaams Belang. Ce qui montre à quel point les perceptions sont brouillées aujourd’hui.

En Europe, ce mouvement est général. Tandis qu’une partie de l'extrême droite historique essaie de se rendre fréquentable en rabotant ses outrances, il lui arrive de croiser des formations conservatrices traditionnelles, comme le PIS polonais, le Fidesz hongrois, les Républicains français, Forza Italia… qui font mouvement dans l’autre sens. Au Parlement européen, les nostalgiques de Franco (Vox) et de Mussolini (Fratelli d’Italia) ne siègent pas avec le Rassemblement national de Marine Le Pen, mais dans le même groupe que la N-VA. Et de nouvelles formations “populistes” sont apparues, notamment aux Pays-Bas et dans les pays nordiques, qu’on serait bien en peine de classer selon l’ancienne grille de lecture.

Cordon médiatique

Du côté francophone, on se donne souvent le beau rôle : nous aurions bloqué le développement de l’extrême droite en mettant en place un cordon médiatique serré. À mon avis, c’est prendre les effets pour les causes. C’est seulement parce qu’elle est faible que l’extrême droite francophone peut être tenue à l’écart des médias. Partout où elle a atteint un certain niveau de développement, cette mise à l’écart n’est tout simplement plus possible. L’exception wallonne et bruxelloise, avec une extrême droite qui ne décolle pas, a d’autres explications.   

Mais, au moins, ce cordon médiatique est-il effectif ? Même pas. Il renvoie à une définition passablement datée de l’extrême droite. On ne classait pas sous cette étiquette le petit Parti populaire de Mischaël Modrikamen – pourtant plus à droite que le VB selon le test électoral évoqué plus haut – qui se réclamait de l’Alt Right américaine et fricotait avec Steve Bannon, le conseiller de Donald Trump qui tentait de fédérer les droites radicales européennes. Ni le franc-tireur libéral Alain Destexhe, dont les provocations islamophobes furent légion. L’un et l’autre furent donc régulièrement invités à s’exprimer dans tous les médias publics et privés. Pareil pour Théo Francken qui n’a jamais caché sa dette politique vis-à-vis du Vlaams Belang mais que le cordon médiatique francophone n’a jamais visé, bien protégé qu’il était par sa qualité de membre d’un parti estampillé démocratique. 

Aujourd’hui, on doit en convenir, il n’y a plus de muraille de Chine entre certains partis de l’establishment et d’autres qui sentiraient encore le soufre. On a bien changé d’époque. Les respectables forces politiques qui ont initié les politiques sécuritaires de l’Europe forteresse, le démantèlement des services publics et l’affaiblissement des protections sociales ont fait bien plus de tort aux droits humains fondamentaux que les porteurs de croix celtiques. Pas sûr que le fétiche borgne d’un cordon sanitaire “à l’ancienne” – que, désormais, on ne sait même plus exactement où placer – puisse encore nous aider à séparer utilement le bon grain “démocratique” de l’ivraie “populiste”.






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