[Chronique de l’après] L’alliance ambiguë des «décideurs»


Le confinement crée des vocations. On est submergé de cartes blanches ou de libres opinions qui tirent des leçons de la crise sanitaire, afin que le monde d’après ne soit pas la reproduction de celui d’avant. Celle que j’épinglerai ici a été publiée dans La Libre du 14 avril sous le titre : 180 personnalités réclament un plan de relance verte pour un monde durable. Parmi les signataires, on trouve un paquet de ministres en exercice, une collection d’europarlementaires, surtout libéraux et macroniens (Renew Europe) mais aussi socialistes et verts, dont certains que j’estime particulièrement comme Pierre Larrouturou (S&D) et Philippe Lamberts (Verts). Ont également signé le président et les secrétaires généraux de la Confédération européenne des syndicats, mais aussi le PDG du groupe L’Oréal, le PDG de Danone, le PDG d’Unilever, le directeur général du groupe Suez, le PDG d’Umicore, le président d’Inbev, zone Europe, le PDG de Saint-Gobain, le président de Coca-Cola pour l’Europe de l’Ouest et le PDG de PepsiCo, inséparables, la PDG de Schneider Electric, le PDG du groupe Volvo, les PDG d’Ikea et la PDG du groupe H&M, ainsi qu’une belle brochette d’entrepreneurs opérant dans le secteur de l’énergie à l’affut de nouveaux marchés. Si Bill Gates avait été européen, il aurait sûrement signé.


Quant au texte, plutôt sympathique, il aspire à « un modèle de prospérité nouveau, compatible avec nos besoins et nos priorités » et appelle « à une alliance européenne de décideurs politiques, de chefs d’entreprise et de dirigeants financiers, de syndicats, d’ONG, de groupes de réflexion et de parties prenantes à soutenir et à mettre en œuvre la mise en place de paquets d’investissement pour la relance verte et la biodiversité ». Du coup, on comprend mieux le sens d’une telle liste de signataires. Celle-ci, ainsi que la généralité consensuelle des propos tenus, est tout à fait en ligne avec le Green deal promu par Ursula von der Leyen, la nouvelle présidente de la Commission européenne. L’alliance des forces économiques et sociales que ce texte appelle de ses vœux dessine le « bloc historique » sur lequel un tel projet pourrait s’appuyer.

Je n’ai pas le plaisir de connaître personnellement MM. Jean-Paul Agon (L’Oréal), Bertrand Camus (Suez) ou Emmanuel Faber (Danone). Même si, sur le plan moral, j’ai du mal à ne pas mettre en relation leur salaire de mercenaires de luxe et les licenciements boursiers auxquels ils ont à peu près tous procédé depuis qu’ils sont en poste, même si je doute qu’ils n’aient jamais pratiqué l’optimalisation fiscale pour éviter de contribuer au financement des fonctions collectives à hauteur de leurs plantureux profits, je ne mets pas en cause leur nouveau credo écologiste, surtout quand ils opèrent dans des secteurs qui pourraient être dopés par des politiques sélectives de relance verte. 

Je vais plus loin : même si l’économie de marché dérégulée et le productivisme forcené qui l’alimente sont directement à la base de la crise climatique et de la crise sanitaire qui la redouble, j’admets que cette relance ne soit pas explicitement anticapitaliste. La nécessaire transition écologique peut faire la fortune d’une forme de « capitalisme vert » qui investirait dans l’isolation des bâtiments, dans la mobilité douce et dans les énergies alternatives. Ce serait mieux que rien. 

Les « zinzins »

Mais c’est aussi beaucoup trop peu. Car ce qu’aucun capitaliste ne fera jamais à l’heure de la mondialisation libérale, c’est de renoncer à produire dans les pays à bas salaires et faibles protections sociales et environnementales. Ni M. Agon ni M. Faber ne sont propriétaires de leur entreprise, ils n’en sont que les fondés de pouvoir provisoires. À l’âge du capitalisme financier, ce sont les « zinzins » (les « investisseurs institutionnels », comme les fonds de pension américains) qui font la loi dans les multinationales. Ces « zinzins » cherchent à capter l’épargne par la promesse d’un rendement maximal. Si, dans les entreprises qu’ils contrôlent, un PDG genre Agon ou Faber devait proposer de rogner les dividendes pour des raisons « éthiques », il serait viré dans l’heure. Et d’ailleurs, les capitaux en quête d’un meilleur rendement pourraient toujours s’orienter vers d’autres entreprises plus rémunératrices qui seraient récompensées par les marchés financiers pour n’avoir rien cédé aux lubies de « l’éthique ».

Comme ce n’est pas demain la veille qu’on se débarrassera du capitalisme, il faudra bien négocier avec lui des formes de compromis. Mais à partir des positions propres du mouvement social et de la prise en compte des intérêts de la majorité. Aujourd’hui, tout le monde est sans doute dans le même bateau. Mais tant que certains seront à l’aise sur le pont et d’autres entassés dans la cale, est-il bien opportun de brouiller les cartes dans un amalgame confus de prétendus « décideurs » ?






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