[Chronique de l'après] Maisons de repos : la mort, sans l’intention de la donner


Les maisons de repos, où on imaginait que nos aîné·e·s passeraient des jours tranquilles, sont devenues pour eux et pour elles, malgré le dévouement du personnel à qui nous les avions confié·e·s, des pièges mortels. En Belgique, la proportion de personnes décédées du coronavirus dans les maisons de repos serait sensiblement plus élevée que les pays voisins. Notre pays, qui dispose sans doute d’une des meilleures médecines publiques du monde, a considéré comme un progrès social le fait d’isoler toute une génération dans des espaces confinés qui apparaissent aujourd’hui comme des mouroirs. Mais comment en sommes-nous arrivés là ?




Dans les cultures traditionnelles, les plus fragiles étaient pris·es en charge par les communautés naturelles : la famille élargie, le clan, le village. Puis le capitalisme s’est mêlé de réorganiser la production. Plus question de faire « un peu de tout » dans une économie artisanale sans objectif de rentabilité. Le progrès des sciences et des techniques allait permettre une division des tâches beaucoup plus rationnelle en apparence : le travail à la chaîne, comme dans Les Temps modernes de Chaplin. La machine rendait possibles les économies d’échelle. Seule la grande entreprise « fordiste » était en mesure de rentabiliser de coûteux équipements et de permettre l’accumulation du capital qui était devenu le moteur de la nouvelle société.

Ce modèle a fait exploser les communautés de base qui produisaient en circuit fermé de quoi satisfaire certains de leurs besoins propres. Le besoin de revenus monétaires pour se procurer sur le marché tous les biens nécessaires obligea les femmes à sortir de l’économie domestique et à se mettre en quête d’un deuxième salaire. Plus de temps pour s’occuper des enfants, des malades et des parents âgés. Pour les soulager, à côté d’un système scolaire généralisé qui prenait tous les enfants en charge à partir de 3 ans et même avant, l’État social a mis sur pied des maisons de repos, permettant aux aîné·e·s de vieillir dans de bonnes conditions sanitaires. Ces maisons furent conçues avec les mêmes exigences que l’entreprise fordiste ou le supermarché : division du travail, économies d’échelle. Si un équipement peut servir à 100 personnes, pourquoi se limiter à 15 ? Ainsi, un corps séparé d’accompagnants professionnels nombreux œuvrant dans des lieux séparés reçu la mission de s’occuper quotidiennement des plus fragiles d’entre nous (personnes âgées ou porteuses de handicap) qui ne devaient plus encombrer la vie des valides tendue vers la performance.

Le coronavirus s’est engouffré dans la faille systémique de ce dispositif. Celui-ci s’est effondré sur le plan proprement sanitaire comme sur le plan de l’équilibre affectif des résidents. Le rassemblement de trop nombreuses personnes fragiles dans des lieux confinés, loin de les protéger, les a rendues plus vulnérables. Cette évidence qui éclate sous nos yeux, pourra-t-on encore l’ignorer demain ?

Trouver la bonne échelle

Il ne s’agit pas pour autant de revenir deux siècles en arrière, à une époque où toute la charge du care pesait sur les femmes de la famille comme une malédiction à laquelle elles ne pouvaient se soustraire. Depuis, elles ont acquis les armes de l’éducation et de l’autonomie financière sans pour autant échapper à la double journée de travail. Mais le progrès humain se réalise souvent en spirale, avec un curseur qui repart dans l’autre sens, mais en avançant. On le pressent déjà : sur les plans sanitaire, commercial, scolaire, démocratique, du logement ou de l’initiative économique, on devra désormais s’appuyer sur les ressources des communautés de vie que constituent les quartiers. Il faut définitivement en finir avec l’organisation sociale et spatiale en zones monofonctionnelles qu’on nous avait vendu dans les années 1950 comme le nec plus ultra du progrès au nom de la division du travail et des économies d’échelle : ici on dort, là on travaille, ici on fait ses achats dans des méga-centres commerciaux, là on se soigne dans des hôpitaux tentaculaires et entre tout ça on circule en voiture. Les quartiers – dont les 118 habités à Bruxelles – doivent devenir autosuffisants pour tous les besoins de base.

C’est à cette échelle que nos aîné·e·s doivent trouver leur place, comme l’ont préconisé dans une de leurs dix recommandations à court terme 123 chercheurs universitaires en sciences sociales et humaines (Le Soir, 17 avril 2020) : « Réorganisation des maisons de repos en petites unités de 6 à 15 résidents soignés par une équipe multidisciplinaire de 6 à 8 soignants ». C’est au cœur des quartiers qu’une politique publique de la santé doit pouvoir insérer les personnes âgées même en perte d’autonomie qui peuvent être suivies par des équipes sociales et sanitaires itinérantes, en relation avec la vie locale. Dans une politique publique du logement, pourquoi ne pas réserver systématiquement les rez-de-chaussée à des personnes âgées au sein de petits immeubles intergénérationnels, dans l’esprit des maisons kangourou? N’est-il pas plus agréable de vivre jusqu’au bout dans un environnement avec de vrais voisins qui serait rythmé par les naissances et les unions autant que par les décès ? N’est-ce pas ce que chacun·e de nous souhaiterait pour ses vieux jours ?

Le sort tragique de nos aîné·e·s est la métaphore d’un monde qui court à sa perte en sacrifiant les plus fragiles, même sans le faire exprès. Une solution humaine au drame qu’ils et elles vivent en ce moment pourrait préfigurer le monde qui lui succèdera.






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Commentaires

  1. Bien d'accord avec toi. Tu dois connaitre et apprécier le travail et la pensée de Lucien Kroll au moins pour cette raison.

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  2. Tu fais peut-être un saut un peu rapide entre les communautés de base, qui étaient des unités de production ET de consommation avant leur dislocation par le capitalisme, et ce que tu appelles l'économie domestique qui se réfère en fait aux ménages composés de familles unicellulaires devenus le modèle d'unité de simple consommation après la généralisation du même système. Dans les communautés de base, les femmes avaient des activités domestiques ET des activités économiques, ces dernières qu'elles ont perdues avec le triomphe du capitalisme.
    Quant à la charge du care, elle pèse toujours sur les seules femmes sans qu'il soit nécessaire de retourner deux siècles en arrière. Il y a deux siècles, elles l'assumaient collectivement avec toutes les nombreuses femmes de la maisonnée; aujourd'hui, elles le font seules ou la délèguent à d'autres femmes, moins bien nanties qu'elles et le plus souvent venues d'ailleurs.
    Cette réserve faite, ta réflexion reste pertinente et elle vaut, à mon sens, plus largement que pour les seules maisons de retraite. Sans qu'elles deviennent pour autant des mouroirs, de nombreuses autres institutions publiques (crèches, écoles, mais aussi hôpitaux, maternités, centres d'accueil pour handicapés, etc.) sont en effet devenues, sous l'effet de l'imposition d'économies d'échelles et d'économies tout court, des lieux de vie trop souvent dépourvus d'humanité.

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  3. Jacques WEERTS
    Très bonnes réflexions cher Henri. Comme d'habitude chez toi (tout le monde n'agit pas ainsi!) tu décris une situation, tu la critiques et tu laisse entrevoir des solutions. Merci. Maintenant, comment s'assurer que, une fois la grande urgence du Covid-19 passée, tout ne retombera pas aux oubliettes ? Pour cette question comme pour d'autres là sera le test du 'plus rien ne sera comme avant'...

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  4. Une analyse avec beaucoup d'humanité, de bon sens mais aussi de vision d'un autre fonctionnement de la société...Malheureusement, les décisions politiques récentes - tout comme celles de ce type d'institutions vont des directions totalement opposées...On a vu à Liège, voici à peine deux mois, l'achèvement d'un processus de centralisation des hôpitaux avec un méga-bâtiment qui remplace 5 structures hospitalières. A Verviers, toutes les MR/MRS de petite et moyenne dimension ont fermé car elles sont toutes regroupées dans 2 mégastructures avec des centaines de résidents… Il est évident que les évident que les raisons financières sont au cœur de ce type de décision…

    PS : merci à l’auteur/trice de ce commentaire de bien vouloir communiquer son identité.

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  5. Je travaille depuis pas mal d'année à créer des habitats groupés intergénérationnels avec une architecture qui permet des rez avec accès PMR par exemple ...Créons donc de petites entités de co-housing dans les quartiers que tu cites...?

    PS : merci à l’auteur/trice de ce commentaire de bien vouloir communiquer son identité.

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  6. Didier Coeurnelle2 mai 2020 à 01:01

    Je lis

    = Dans les cultures traditionnelles, les plus fragiles étaient pris•es en charge par les communautés naturelles : la famille élargie, le clan, le village.

    = Le sort tragique de nos aîné•e•s est la métaphore d’un monde qui court à sa perte en sacrifiant les plus fragiles, même sans le faire exprès. Une solution humaine au drame qu’ils et elles vivent en ce moment pourrait préfigurer le monde qui lui succèdera.

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    Un éclairage différent qui est à la fois plus et moins positif:

    1. Dans les cultures traditionnelles, peu de personnes atteignaient un âge élevé et les plus fragiles mouraient beaucoup plus vite. Et le clan, la famille, si nécessaire, "poussait" parfois vers la sortie. Pas le vieux sage en bonne santé, mais ceux qui perdaient la tête, l'usage des membres...

    2. Ce que l'on ne saisit pas dans cette crise, c'est que ces dernières mois, sauver des vies surtout de personnes âgées est devenu une priorité absolue. Les autorités et les citoyens agissent avec une détermination qui va bien au-delà des « désavantages » économiques et matériels normalement acceptés. Si une épidémie similaire s'était passée dans un environnement où la vie des plus âgés et "improductifs" était moins importante, nous aurions pu avoir en Belgique 100.000 morts et ceci avec une économie qui aurait continué à tourner. Rappel: âge du décès moyen suite au Covid en Italie plus de 80 ans (probablement similaire en Belgique)

    3. En ce qui concerne particulièrement les résidents des maisons de retraite, on s'en préoccupe aujourd'hui plus que jamais. A noter que la durée de vie moyenne en maison de retraite n'est malheureusement que de 3 ans environ. Chaque année, des nombreuses personnes âges meurent de maladies infectieuses dans une relative indifférence. La situation de préoccupation actuelle est nouvelle (et c'est une bonne nouvelle).

    4. Une vie à domicile adapté pour des personnes actuellement dans les maisons de retraite exige un niveau que peu de gens feraient bénévolement. Pas parce que les citoyens manquent de temps (le citoyen francophone belge moyen passait en 2016, 3 h 15 par jour devant sa télévision). Mais parce que l'habitat kangourou (dont on parle beaucoup mais qui concerne très peu de gens) pour s'occuper d'une personne incontinente, atteinte d'Alzheimer ou d'autres troubles sévères (la majorité des résidents en maison de repos), ce n'est vraiment pas facile.

    5. Pour rappel, nous vivons en moyenne plus longtemps et en meilleure santé que jamais dans l'histoire de l'humanité (80 ans en moyenne en Belgique, 70 ans en moyenne dans le monde). Mais avec une durée de vie maximale qui n'évolue pas encore. C'est 10 ans de plus en Europe et 20 ans de plus dans le monde par rapport à il y a à peine 50 ans. Et vraiment beaucoup pus que dans les

    6. Factuellement, plus les espaces sont collectifs, plus les gens ont été touchés. Séparer les gens a ici sauvé des vies. Mais cela ne doit pas devenir pour cela un modèle de société même si des structures trop grosses ont des inconvénients.

    7. L'amélioration des conditions pour les travailleurs de ces maisons de repos est une priorité car c'est un travail extrêmement dur physiquement et psychologiquement et peu valorisé.

    8. Et en espérant que l'intérêt pour les progrès médicaux pour les personnes âgées et donc pour la longévité entre autres par des thérapies pour un meilleur système immunitaire soit renforcé suite à cette crise. Sans cela, la meilleure maison de retraite ou la meilleure maison Kangourou ne changera les souffrances liées au villissement et la date de décès que de quelques mois.

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